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Préface

Il y a des livres qui donnent faim. Celui-ci en est un. Qu’on jette un seul coup d’œil à son glossaire, si gourmand, ou aux illustrations ! Mais il y a des livres qui rassasient aussi. Celui d’Alexandra Quien comble le lecteur avide de comprendre par « le menu » les pratiques alimentaires et, bien au-delà, les structures et les processus qui façonnent la société de l’Inde.

Du cliché longtemps en vigueur sur les mendiants et les lépreux, nous voilà récemment tombés en France dans un autre cliché sur l’Inde, celui des informaticiens et des milliardaires. Ce n’est pas le moindre mérite d’Alexandra Quien de mettre au centre de son livre ce qui représente quoi qu’on dise la majorité des Indiens. Voici donc le monde des gens de peu et des petits-bourgeois, le Bombay qui n’est ni celui des gratte-ciel ni celui des sordides bidonvilles : celui du petit entreprenariat, celui d’une Inde médiane, qu’on pourrait dire « authentique » si le mot signifiait quelque chose en dehors des médias grand public. Peut-être plus qu’ailleurs on y respecte les « traditions » – autre mot piégé – et les valeurs propres à chaque religion, à chaque caste, à chaque sexe. Mais ces traditions sont perpétuellement réinventées, au long de complexes processus de transformations culturelles, qui sont ici finement décrits.

Il s’agit, à partir de l’étude de seulement trois entreprises de restauration de Bombay, d’écrire une « anthropologie de l’alimentation dans l’Inde contemporaine » : un pari audacieux… et tenu ! L’ont permis la longueur des séjours à Bombay de l’auteur, sa pratique de la langue marathi et peut-être surtout son empathie avec ces femmes qui sont pour elle bien plus que des sujets d’étude. Pour chaque thème évoqué, les trois entreprises sont présentées tour à tour, avec leurs différences : une association proche du parti régionaliste hindou Shiv Sena ; un institut parsi ; un centre végétalien et occidentalisé. Ceci permet d’aborder une grande partie des questions sociales indiennes, en termes de structures (castes et classes, rapports hommes-femmes) mais aussi de processus (urbanisation, sécularisation des mœurs).

Car quelle meilleure entrée choisir, quand on étudie l’Inde, que l’alimentation ? Le caractère « dangereux » de la nourriture, sensible à l’impureté et à la « pollution », en fait un révélateur formidablement efficace des valeurs dominantes et de ce qui représente à mon sens un mot-clé pour comprendre l’Inde : la segmentation. Or cette segmentation (au sein de la société, au sein de l’espace, au sein de l’économie) ne va pas sans fines transitions et espaces intermédiaires. C’est tout l’intérêt d’analyses ethnographiques de pouvoir illustrer ces ambiguïtés : si les femmes mangent avec les doigts dans l’entreprise, cela veut dire qu’elles la considèrent comme un prolongement de l’espace domestique ; mais si elles continuent à faire la cuisine pour la clientèle alors qu’elles ont leurs règles, c’est parce qu’on est là dans un passage de la sphère domestique à la sphère professionnelle. Le livre prend alors de l’ampleur, empruntant à l’anthropologie et à la sociologie pour comprendre en un même élan les deux perspectives du rituel et des valeurs écologico-diététiques (intéressants parallèles établis entre le religieux et le sanitaire !) et pour tracer le parcours de la « sécularisation de l’alimentation » – un parcours nullement rectiligne.

Au final, ce livre apparaît comme le témoignage de multiples apprentissages. Photographe émérite par ailleurs, Alexandra Quien a pris un instantané, sur le vif, de transitions en train de s’accomplir. Apprentissage progressif, pour les femmes, du monde professionnel, grâce à un travail associé jusque-là à la sphère domestique ; apprentissage d’une certaine individualisation face à l’échelle de la communauté, notamment grâce à la nouvelle importance du statut économique ; autonomisation enfin des goûts de chacun face aux codes alimentaires : les femmes aisées se mettent à la recherche de la minceur et se distinguent de l’idéal de l’embonpoint dominant jusque-là. Mais le végétarisme « à l’occidental » est-il jamais en Inde dénué de tout fondement religieux ? Le livre nous montre des processus en cours, mais d’une grande complexité et qui ignorent assurément la ligne droite. On ne peut parler ici de « sécularisation » ou d’« occidentalisation » sans fortement nuancer ces termes. Il s’agit plutôt de recompositions, d’emprunts et d’inventions pour forger de nouvelles pratiques et de nouvelles valeurs, dans une mégapole et dans un pays qui seront sans doute bientôt respectivement la plus grande ville du monde et le pays le plus peuplé : on n’y manque pas de forces vives et de dynamiques pour éviter de copier servilement des modèles venus de l’étranger.

Frédéric LANDY

GECKO, Université Paris X-Nanterre
Institut universitaire de France
Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud